Une goutte dans l’océan

 

Récit d’une transatlantique à la voile en bateau-stop 

 

2023

 

« Terre en vue ! », s’exclame Pierre, perché en haut du mât à scruter l’horizon. Soudain apparaissent les premiers reliefs terrestres qu’il nous est donné de voir après plusieurs semaines au grand large. Et à mesure que se précisent les contours de l’île, croît la douce sensation du rêve qui entre dans le stade ultime de sa réalisation. On a traversé l’Atlantique à la voile !

 

Le 30 décembre 2022 nous hissions les voiles à la sortie du Vieux-Port de Marseille, aujourd’hui nous atteignons la Martinique. Ainsi s’achèvent près de trois mois et plus de 5000 milles nautiques (9200km) d’aventures en eau salée à travers la Méditerranée et l’océan Atlantique. En Europe, en Afrique et désormais aux portes des Amériques.

 

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Un peu de contexte s’impose. Voyageur et photographe documentaire, je me suis donné pour nouvel objectif il y a quelques mois de rejoindre l’Amérique latine en bateau-stop afin d’y réaliser des reportages sur des thématiques sociales et environnementales. Avant toute chose, je me suis inscrit à un stage de voile de deux semaines en Bretagne afin d’apprendre les rudiments de la navigation et de confirmer ma volonté de passer quelques mois sur un bateau. Grâce à une annonce postée sur un groupe Facebook, les propriétaires d’un voilier monocoque de 10 mètres qui projettent une transatlantique vers les Caraïbes me contactent car ils ont besoin d’un équipier supplémentaire. Damien, Charlotte et Pierre, deux jeunes médecins et un kinésithérapeute, m’invitent pour une traversée test en Méditerranée entre la Corse et Marseille. L’occasion de passer quelques jours ensemble et de vérifier que le courant passe avant de s’embarquer dans le grand voyage. L’entretien d’embauche insolite porte ses fruits : je suis élu équipier, cuistot et photographe pour l’expédition ! L’équipage, désormais au complet, s’apprête à vivre une aventure hors du commun.

 

Avec un peu de recul, on commence à réaliser la chance qui fût la nôtre. Que de moments magiques à contempler les diverses manifestations de l’océan au gré du souffle des alizés. Les escortes de dauphins affables, le vol curieux des rares oiseaux du grand large, les étonnants bonds des poissons volants, le sillage phosphorescent des planctons. La danse sensuelle des astres et toutes les nuances de couleurs dont le soleil sait si bien orner l’horizon à l’aube et au crépuscule.

 

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Majorque, l’Espagne continentale, Gibraltar, Ceuta, le Maroc, les Îles Canaries et le Cap-Vert… Des escales variées où l’on goûte avec un plaisir nouveau et décuplé aux joies simples et aux petits conforts de la vie à terre – qu’il fait bon jouer les terriens ! – avant de se rappeler qu’il reste un océan à traverser, et de reprendre la mer. Tournant pour de bon le dos à l’hiver européen, nous descendons dans les latitudes vers l’équateur et les températures deviennent chaque jour plus clémentes.

 

Pour autant, un tel voyage n’est pas que couchers de soleil idylliques et comporte évidemment son lot de défis.

 

Il aura tout d’abord fallu apprivoiser les mouvements incessants du bateau. Par gros temps, garder son sang-froid. Lors des premières semaines surviennent quelques nausées. Et puis la houle devient berceuse, on est amariné. Ensuite vient le deuil de ses propres mouvements, sur un espace si exigu, pendant les longues traversées. Encore et toujours, l’Homme s’adapte à son environnement, si tant est qu’on lui en donne le temps.

 

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Il aura parfois fallu s’armer de patience. Par exemple en Méditerranée quand le vent refuse de souffler, ou alors dans l’attente d’une fenêtre météo pour traverser le capricieux détroit de Gibraltar. En compagnie des douanes marocaines qui, à bien y réfléchir, se révèlent au moins aussi capricieuses que le fameux détroit. Mais que serait le voyage sans petites galères et autres imprévus ? En montagne comme sur les océans, on accepte de se retrouver à la merci des éléments.

 

Il aura fallu aussi s’habituer au sommeil fragmenté par les quarts de nuit. En croisière hauturière, il est d’usage d’assurer une veille constante sur le pont du navire pour éviter les collisions et ajuster les voiles si nécessaire. La nuit est partagée en créneaux d’environ trois heures pendant lesquelles on se retrouve à tour de rôle à la barre, seul sous les étoiles, lors de moments suspendus propices à l’introspection.

 

 

Il aura fallu, sans aucun doute, redoubler de créativité. Pour bricoler face aux avaries qui surviennent paraît-il inévitablement lors d’un voyage au long cours en bateau. Pour élaborer de nouvelles recettes, satisfaire les papilles et soigner le moral de tout l’équipage. Pour dompter le temps et s’occuper durant les grandes traversées : lecture, écriture, captation de sons et d’images, dessin, bricolages et créations, apprentissage de l’espagnol, musique, poésie, pêche, cuisine, barbotage par 5000 mètres de fond accroché à un cordage au cul du navire… Chacun à bord y va de sa sensibilité et de sa patte créatrice.

 

Pour ma part, les éternels compagnons de route ne m’ont pas fait défaut : des bouquins pour puiser des idées, un carnet pour griffonner les miennes, la guitare et l’appareil photo. Pas si facile d’apprivoiser un espace aussi petit qu’un voilier de 10 mètres comme nouveau terrain de jeu photographique ! À terre, on a généralement de l’espace pour se déplacer et travailler une scène, affiner cadrage et composition, tenter de mettre un peu d’ordre dans son viseur pour que la poésie prenne le dessus sur le chaos apparent des choses, le temps d’une fraction de seconde. Ici, il faut souvent se contorsionner et faire preuve d’inventivité. Une chose est sûre, je ne me lasserai jamais des silhouettes au crépuscule. Décidé à expérimenter au-delà de l’image fixe, j’ai aussi tenté de filmer tout au long du périple et j’espère monter un documentaire sur le voyage à mon retour.

 

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De tous les défis, le plus grand aura peut-être été le facteur humain. Pas évident de vivre en huis-clos à quatre adultes dans un si petit espace pendant trois mois consécutifs ! Mais grâce à une bonne dose d’humour et aux maîtres mots d’empathie, d’indulgence et de communication – mettre de l’eau dans son vin, comme on dit – nous cultivons l’art subtil du compromis et personne ne finit balancé par-dessus bord. Une belle aventure humaine, finalement.

 

 

La dernière portion du voyage entre le Cap-Vert et la Martinique aura été la plus longue, vingt-et-un jours au large sans voir la terre et sans moyen de communication avec le monde extérieur. L’occasion de faire l’expérience d’une véritable déconnexion, pause aussi rare que précieuse dans la frénétique valse de nos vies ultra-connectées.

 

Tentation de regarder une fois encore le GPS alors qu’on sait pertinemment qu’il reste plusieurs milliers de kilomètres à parcourir et qu’on avance seulement à 5 ou 6 nœuds (10 ou 12 km/h) par conditions favorables. À l’heure se substitue alors le jour ou la semaine comme unité temporelle de référence. Embrasser telle lenteur n’est pas forcément chose aisée. L’esprit a toute latitude pour fuser, vagabonder, errer sans relâche entre souvenirs et projections futures. Parfois, on tente de le canaliser à coup de livres lus d’une traite, de musique et autres podcasts. Et puis avec le temps, on apprend à souffler, à respirer profondément. Petit à petit, on parvient à oublier les chiffres, à s’affranchir de toute hâte. Épouser la houle du regard, sentir le vent caresser son visage. Prêter l’oreille et simplement écouter le chant suave de l’étrave qui brise la mer sur sa longue route. Ça y est, on savoure enfin la beauté unique du moment présent, hors du temps.

 

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Quels meilleurs moyens de transport que la voile ou encore le vélo pour allier passion du voyage, désir de liberté, goût pour l’aventure et convictions écologiques ? Se dessine une belle invitation à la mobilité douce, à contre-courant de nos sociétés assoiffées de vitesse et de rendement. Dans le même temps, on découvre ce milieu naturel fascinant qui abrite une biodiversité sans pareille et joue un rôle de premier plan dans l’équilibre climatique de notre planète. Aux océans pollués, tout comme aux forêts primaires asphyxiées, protection adéquate fait aujourd’hui cruellement défaut. Une chose est sûre, il me tenait à cœur de débuter ce nouveau périple vers l’Amérique latine en minimisant ma propre empreinte carbone. Alignement du discours et des actes, prérequis essentiel à toute forme de paix intérieure. Nous autres apprentis voileux ne nous voilons pourtant pas la face, conscients des limites environnementales intrinsèques à la navigation de plaisance et du caractère largement élitiste d’une telle pratique sociale. Pas la panacée, en somme, plutôt une goutte dans l’océan.

 

Merci mille fois Damien, Charlotte et Pierre de m’avoir accueilli à bord de votre bateau pour réaliser ce rêve transatlantique. Bon vent à vous pour la suite de vos aventures !

 

Quant à moi, une petite pause à terre est de mise avant de faire cap sur le continent sud-américain… La suite de l’histoire reste à écrire !

 

Yann Lenzen

Voyageur et photographe documentaire

 

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