La mémoire du génocide arménien à l’épreuve du temps
Arménie, 2017
Plus d’un siècle après le massacre de près de 1,5 million d’Arméniens de l’Empire ottoman par les Jeunes-Turcs, à l’heure où les derniers survivants et donc seuls témoins directs du génocide se comptent sur les doigts de la main, on peut légitimement s’interroger sur le travail de mémoire mis en place pour s’assurer que ce drame ne sombre pas dans l’abysse de l’oubli. Comment la mémoire est-elle transmise d’une génération à la suivante? Les attitudes ont-elles évolué à travers les décennies? Quelle place le génocide occupe-t-il dans la conscience collective et l’identité nationale arméniennes? Comment imaginer un avenir serein entre l’Arménie et la Turquie ?
« C’est un des sujets qui est abordé le plus souvent en Arménie. » Narek Bchtikian, 20 ans, étudiant en chirurgie dentaire, accepte de me faire part de sa vision des choses pendant sa pause cigarette devant la faculté de l’Université Américaine d’Erevan. Dans un français parfait, il raconte l’histoire tragique de ses ancêtres. Son arrière-grand-père vient du village de Zeïtoun en Cilicie, depuis rebaptisé et rattaché à la Turquie. La petite ville comptait environ 30.000 habitants et était l’une des rares localités de l’Empire ottoman peuplée exclusivement d’Arméniens. Sur les trente-trois membres de sa famille, seuls trois ne s’y firent pas massacrer en 1915. L’arrière-grand-père de Narek rencontra sa future femme dans un orphelinat d’Alep avec qui il décida d’aller fonder une famille au Liban. Né à Beyrouth, le grand-père de Narek émigra en Arménie soviétique en 1946, à l’image des nombreux Arméniens de la diaspora animés par le désir de regagner leur terre ancestrale dans les années suivant la Seconde Guerre mondiale. D’autres descendants de rescapés et lui-même fondirent un quartier à Erevan qu’ils baptisèrent Zeïtoun. Nombre de localités arméniennes portent en effet le nom d’anciennes villes d’Arménie occidentale perdues suite au génocide. Le père de Narek, né en Arménie, se marie avec une française d’origine arménienne. Ils habitent pendant douze ans à Paris où Narek, son frère et sa sœur voient le jour. La famille rentre cependant en 2003 en Arménie, le seul endroit sur terre où ils disent pouvoir vivre pleinement leur identité arménienne.
Des histoires semblables à celle de Narek, je me rends vite compte qu’il y en aurait des dizaines de milliers à raconter. L’ampleur du génocide était telle que la majorité des Arméniens possèdent au moins un ancêtre ayant été directement affecté par les déportations et les massacres. Narek est né plusieurs générations après le génocide et pourtant le sujet conserve toute son importance à ses yeux. Les histoires des membres de sa propre famille sont transmises d’une génération à l’autre et établissent ainsi une proximité émotionnelle qui transcende l’éloignement temporel croissant. S’il espère bien sûr qu’un jour la Turquie reconnaisse l’existence du génocide, il insiste sur le fait que la transmission de la mémoire resterait tout aussi cruciale. « Si demain matin je me réveille et j’apprends qu’Erdoğan a reconnu l’existence du génocide arménien, ça ne changerait rien au fait que je raconterai cette histoire à mes enfants, pour que eux la transmettent à leur tour à leurs propres enfants. »
La transmission de la mémoire est également affaire d’éducation publique. « L’histoire du génocide fait partie intégrante des programmes scolaires », certifie une professeur d’histoire du lycée Alexandre Pouchkine d’Erevan. Chaque année à l’occasion du 24 avril, journée officielle de commémoration du génocide arménien, le lycée organise aussi plusieurs ateliers liés à son histoire. Les élèves sont chargés de préparer une présentation sur un thème relatif au génocide. Les aspects traités cette année comprenaient par exemple le procès de Soghomon Tehlirian à Berlin ou encore l’architecture mémorielle arménienne à travers le monde. Les élèves les plus intéressés peuvent par la suite approfondir leurs connaissances avec le cours de Genocide Studies dispensé à l’Université Américaine d’Erevan.
Les différents médias ne font pas exception et prêtent une attention considérable à la thématique. Le génocide fait ainsi l’objet de nombreux reportages dans les journaux et à la radio, mais aussi de films documentaires et fictions historiques diffusés à la télévision et au cinéma. The Promise, dernière production hollywoodienne en date a rencontré un franc succès en Arménie et ailleurs. Présente dans les histoires familiales, à l’école, dans les paysages médiatique et culturel, la thématique du génocide est incontournable pour la jeunesse arménienne d’aujourd’hui. Je suis curieux d’apprendre s’il en a toujours été ainsi. Les attitudes ont-elles évolué à travers le siècle passé ? Quel rapport les générations antérieures entretiennent-elles avec la mémoire du génocide ?
N°1 Home Internat, maison de retraite de la périphérie ouest d’Erevan. Tamara Sargsi Karapetyan, 82 ans, me reçoit dans la petite chambre aux murs ornés d’icônes orthodoxes qu’elle partage avec une autre pensionnaire. Son grand-père maternel, fonctionnaire arménien haut-placé de Constantinople, s’y fit assassiner en 1915 au tout début du génocide. Les Jeunes-Turcs avaient en effet organisé méthodiquement leur macabre entreprise. Après s’être débarrassés des hommes en âge de se battre, ils éliminèrent les élites intellectuelles dont le grand-père de Tamara faisait partie. Privés d’armée et de représentation politique, il était aisé de mettre en œuvre la déportation et le massacre du reste de la population : personnes âgées, femmes, enfants. La grand-mère de Tamara prit la fuite avec ses quatre enfants et parvint à atteindre Hrazdan, un village d’Arménie orientale.
Le sujet du génocide était un vrai tabou pendant sa jeunesse, au temps où l’Arménie faisait partie de l’Union Soviétique. Moscou ne voulant pas froisser la Turquie, toute référence au génocide était strictement proscrite. La plupart de la population craignait les représailles et le sujet demeura longtemps absent du débat public. Il va sans dire que le génocide n’était pas mentionné à l’école. La transmission de la mémoire avait tout de même lieu, mais seulement au sein de la sphère familiale à travers les histoires personnelles. La mère de Tamara lui disait aussi des comptines et des chansons évoquant la tristesse générée par le génocide. Ces dernières permettaient de commencer à évoquer le sujet avec les enfants encore trop jeunes pour entendre un récit factuel des atrocités commises.
Les rescapés avaient personnellement vécu l’horreur du génocide et pouvaient parfois se montrer réticents à évoquer leurs souvenirs. S’il n’était pas question d’oublier au sens strict, beaucoup souhaitaient simplement vivre en paix et passer à autre chose. Une génération plus tard, ceux nés dans les années 40 et 50 demeuraient profondément touchés par le sujet mais, à la différence de leurs parents, disposaient désormais de la distance émotionnelle nécessaire pour commencer à formuler des revendications. La création du terme de génocide en 1944 par Raphaël Lemkin puis les procès de Nuremberg ont ravivé la volonté de reconnaissance et de justice des Arméniens quant à leur propre drame. Les langues ont continué à se délier avec la mort de Staline en 1953, néanmoins c’est l’année 1965 qui représente le réel tournant. D’abord sur le plan de la reconnaissance internationale : l’Uruguay est le premier pays à reconnaître officiellement le génocide arménien le 20 avril. Ensuite car le 24 avril, à l’occasion du cinquantenaire du génocide, Erevan devient le théâtre d’une gigantesque manifestation exhortant l’Union Soviétique à reconnaître le génocide et bâtir un monument commémoratif à l’honneur des victimes dans la capitale arménienne. Face à cet élan populaire sans précédent et grâce notamment aux pressions de Yakov Zarobyan, Premier secrétaire du Parti Communiste arménien de l’époque, Moscou finit par céder.
Juché sur la colline de Tsitsernakaberd à Erevan, le mémorial est inauguré en 1967. Un premier espace est consacré à la reconnaissance internationale où des arbres ont été plantés par différentes personnalités politiques du monde entier. Ensuite, le Mur commémoratif, un rempart de basalte de 100 mètres de long dépeint les nombreux théâtres du génocide, de Constantinople jusqu’au désert de Der-Zor. Le Sanctuaire commémoratif est composé de douze stèles inclinées disposées en cercle telles des personnes se recueillant, et la Flamme éternelle en son centre symbolise la mémoire qui ne s’éteindra jamais. Enfin la Colonne commémorative, un obélisque de granit haut de 44 mètres s’élevant dans le ciel symbolise la survie et la renaissance spirituelle de la nation arménienne. Marqué d’une profonde fissure, il représente la terrible dispersion du peuple arménien, mais dans le même temps son unité. Le mémorial est aussi devenu le point de rassemblement pour les commémorations annuelles du 24 Avril. Après la langue et la religion, la mémoire du génocide semble s’être établie au fil des ans comme élément constitutif de l’identité nationale arménienne, unissant les Arméniens d’Arménie et de la diaspora dans leur quête de reconnaissance et de justice.
Face à l’inefficacité de la voie pacifique, les revendications prennent une tournure violente pendant la décennie des attentats de 1974 à 1983. Suite à l’indépendance de l’Arménie en 1991, il n’y a plus rien pour empêcher le sujet de devenir partie intégrante de la vie publique du pays. La revendication n’est plus seulement affaire des simples citoyens, elle est élevée au niveau de politique d’État. Le Musée-Institut du Génocide Arménien est ouvert en 1995. M. Vartanyan, son secrétaire scientifique, estime que la vocation du musée est principalement didactique. « L’éducation est le meilleur moyen de s’assurer que de nouveaux génocides ne se produisent pas à l’avenir. » Dans la même veine, la bourse d’étude Lemkin est attribuée chaque année à un étudiant en histoire, d’Arménie ou d’ailleurs, pour effectuer une recherche au sein de l’institut pendant un mois.
Le musée dépend en grande partie des donations du public. Vache Zatikian, 75 ans, fils de rescapés du génocide qui a participé à la grande manifestation de 1965, a hérité de nombreux documents de son père : photographies, cartes, lettres, etc. S’il a gardé les objets qui lui tiennent le plus à cœur, il a décidé de faire don de la majeure partie de sa collection au musée.
L’historienne et ethnographe Verjine Szalian représente à elle seule l’importance du travail de mémoire. Elle me reçoit dans son bel appartement du centre-ville d’Erevan qu’elle habite avec sa fille, elle aussi devenue historienne. Malgré son âge avancé, Verjiné ne manque pas d’entrain et s’affaire rapidement à sortir divers objets et livres de sa bibliothèque pour illustrer son histoire. Son père Garnik Svazlian fut l’un des miraculeux rescapés du génocide. En 1922, les Turcs mirent le feu au quartier arménien de sa natale Izmir ; ses parents périrent dans l’incendie. Garnik parvint à s’échapper jusqu’au rivage avec des dizaines d’autres Arméniens terrorisés. Dans un élan de cupidité malsaine, des Turcs leur promirent de les amener jusqu’aux navires Européens en échange de leurs derniers bijoux et objets de valeur. Ayant cependant été percées au préalable, les barques coulèrent dès qu’ils gagnèrent le large et la plupart d’entre eux périrent noyés. Garnik, âgé d’à peine 18 ans à l’époque, trouva la force de nager jusqu’à un navire grec qui l’amena au port du Pirée. Il se rendit ensuite en Égypte où il rencontra sa femme et fonda une famille ; Verjiné naquit à Alexandrie en 1934. La famille s’installa à Erevan en 1947 et le père mourra une année plus tard à seulement 44 ans.
Après des études d’histoire et de philologie arménienne, Verjiné se trouve habitée par le profond désir d’assurer la pérennité de la mémoire des miraculés qui, comme son propre père, sont sortis indemnes du génocide. Dès l’âge de 21 ans, munie d’un carnet et surtout de son immense volonté, elle se met à parcourir l’Arménie à pied, de village en village, pour recueillir les témoignages de plus de 1200 rescapés du génocide. Elle consacre 55 années de sa vie à cette entreprise titanesque dans l’espoir que les voix des survivants ne sombrent pas dans l’oubli et soient entendues à travers le monde. « Il est primordial que les générations futures se souviennent. » Se souvenir pour que l’histoire ne se répète pas. Se souvenir et transmettre pour que d’autres peuples n’aient pas à endurer les mêmes atrocités. Auteure de nombreux ouvrages, Verjiné a reçu plusieurs distinctions et donné des conférences à travers le globe.
Mes recherches me mènent à Voskehat, un petit village à une vingtaine de kilomètres d’Erevan, où j’ai la chance de rencontrer brièvement un des rares rescapés qui vive encore aujourd’hui. A 107 ans, Movses Haneshyan n’est plus que l’ombre de lui-même, je m’entretiens donc surtout avec son fils. « Nous n’avons pas eu notre Nuremberg », me rappelle Gabriel. Les Arméniens sont unis dans leur sentiment d’injustice. Les coupables n’ont été que partiellement jugés et plus d’un siècle après son exécution, seuls 29 pays ont officiellement reconnu le génocide. Il faut donc continuer à transmettre la mémoire et poursuivre la lutte, pour qu’un jour la Turquie mette enfin un terme à son négationnisme d’État. « La reconnaissance ne serait pas une fin en soi, mais elle participerait à rétablir un sentiment de justice et nous aiderait à passer à autre chose ».
Parmi la jeune génération, un phénomène nouveau s’est développé au cours des dernières années. Sara, 23 ans, récemment diplômée d’économie, s’est beaucoup intéressée à l’histoire du génocide et à ses retombées économiques et géopolitiques. Elle a néanmoins voulu croiser ses sources et ne pas se limiter à l’approche manichéenne enseignée à l’école, où les Turcs étaient souvent dépeints comme simples ennemis de la nation. Chose impensable pour ses parents ou ses grands-parents, Sara s’est rendue en Turquie cette année pour braver les stéréotypes. Avec l’aide d’une bourse de la Fondation Hrant Dink, une ONG portant le nom du célèbre journaliste arméno-turc assassiné en 2007 dont l’un des objectifs est de normaliser les relations entre l’Arménie et la Turquie, Sara a organisé une rencontre entre de jeunes Arméniens, Turcs, Kurdes et Alévis à Hatay dans le sud-est de la Turquie. Au programme : présentations culturelles, discussions et débats entre ces jeunes qui découvrent qu’ils ont bien plus en commun qu’ils ne le pensaient. « Il faut absolument faire une distinction entre le gouvernement et la population. Je condamne évidemment le génocide et désapprouve le discours que tiennent les autorités turques, mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac. Les gens que j’ai rencontrés à Istanbul et à Hatay ne sont pas mes ennemis. La jeunesse turque n’est pas coupable des agissements de ses ancêtres. » S’il est crucial de se souvenir et reconnaître le passé, il est tout aussi important de regarder de l’avant. Quelle meilleure arme que le dialogue pour assurer un avenir serein et prospère entre les peuples de Turquie et d’Arménie ?