Inde, carnet de voyage
2017-2018
« You can’t do that, you know the rules » résonne la voix du chauffeur de bus à travers le haut-parleur extérieur dans un écho dystopique à la 1984. Ma vaine tentative de monter à bord d’un bus alors qu’il était arrêté au feu rouge et non à une réelle station (sacrilège) illustre à merveille ma courte escale aux Émirats Arabes Unis. Dubaï est certes spectaculaire de par son architecture moderniste, des gratte-ciels plus grands les uns que les autres poussant comme des champignons à tous les coins de rue. Ayant tout juste passé quatre mois en Turquie, dans le Caucase et en Iran, j’ai cependant du mal à me faire au rigoureux voire excessif respect des règles qui régit la vie ici. Tout est dans l’apparence dans cette ville qui semble dépourvue d’âme et où l’argent est roi. En seulement une journée je ne suis certainement pas en mesure de juger la ville objectivement, mais une chose est sûre, je suis ravi de m’envoler le soir même pour l’Inde.
Je dois avouer être déçu de ne pas avoir pu réaliser tout le trajet jusqu’en Inde par voie terrestre, mais la réalité géopolitique y est de nos jours trop défavorable. Je continue tout de même le voyage à travers le Pakistan et l’Afghanistan par la pensée grâce à Nicolas Bouvier et son excellent ouvrage intitulé L’usage du monde qui relate de son voyage en voiture de Suisse jusqu’en Inde dans les années 50, bien avant que la région ne s’embourbe dans les conflits qui la hantent encore aujourd’hui.
Un périple par voie terrestre offre au voyageur le luxe et le temps de s’acclimater petit à petit aux changements culturels. Mon vol Dubaï – Mumbai en est la parfaite antithèse. Le contraste entre la propreté aseptique de la ville du Golfe et le chaos rugissant de la mégalopole indienne est des plus frappants. Mon premier trajet à bord d’un rickshaw aussi appelé tuk-tuk (tricycle motorisé qui sert de taxi en Asie) à travers la fourmilière de 22 millions d’habitants en annonce la couleur. Nous mettons près de deux heures à parcourir la vingtaine de kilomètres qui sépare l’aéroport de mon auberge à Crawford Market. Mon chauffeur avance tant bien que mal, à vrai dire plutôt mal que bien, se fraie un chemin à travers des hordes de véhicules en tous genres où une conduite agressive et un coup de klaxon offensif sont de rigueur.
Un voyage en Inde est une réelle épopée sensorielle. Il faut du temps pour s’habituer à la pléthore de nouvelles couleurs, senteurs (pas toujours des plus agréables) et saveurs qui prennent les sens d’assaut. Sans oublier les sons, à commencer par l’omniprésent klaxon. C’est d’ailleurs sûrement la première chose qui me vient à l’esprit quand je repense à Mumbai. Contrairement à chez nous, il n’a rien d’agressif. Sa fonction est ici plutôt conversationnelle et de manière générale, il semble primordial d’en faire continuellement usage pour signaler son existence. Si bien que chaque jour, sauf pour une courte trêve de 23 heures à 6 heures, tous les automobilistes, motocyclistes, chauffeurs de taxis, tuk-tuk et autres camionnettes s’adonnent à une incessante symphonie, disons plutôt cacophonie, qui pourrait rendre fou le plus sain des hommes.
La nourriture est délicieuse, mais l’estomac lui aussi a besoin d’un petit temps d’adaptation. Durant les premiers jours, je dois choisir stratégiquement dans un rayon de cinq minutes à pied de mon auberge les petits restaurants où manger le soir, car ces derniers étant généralement dépourvus de toilettes, il y a de bonnes chances qu’à la fin du repas il me faille rentrer à l’auberge en trottinant et slalomant entre les vaches et les rickshaws.
Mumbai, appelée officiellement Bombay jusqu’en 1995, est la troisième agglomération la plus densément peuplée au monde. Bâtie sur une presqu’île, elle dispose de peu de place pour croître alors que sa population monte en flèche. En résulte une pression constante sur les infrastructures et particulièrement le secteur des transports. Un train qui ne devrait accueillir que 1700 passagers se trouve souvent assaillit par plus de 4000 personnes aux heures de pointe et il n’est pas rare de voir des gens assis sur le toit d’un bus.
Sans surprise, les contrastes au sein même de la ville sont légion. Si Mumbai est le centre financier et la capitale commerciale du pays et abrite à ce titre nombre de banques et sièges d’entreprises indiennes et multinationales opulentes, la moitié de sa population habite dans des bidonvilles. Les habitants sont pour la plupart issus de régions rurales qu’ils ont quittées animés par l’espoir d’une vie plus prospère. Cet exode rural est d’ailleurs un facteur déterminant dans l’intense diversité culturelle et linguistique caractéristique de la ville aujourd’hui. Je me rends un après-midi à Dharavi, le deuxième bidonville le plus peuplé d’Asie, pour mieux cerner la diversité socio-économique de la ville et ne pas me limiter au centre historique au sud de la presqu’île. Situé à 45 minutes en train des bâtisses coloniales britanniques, Dharavi dévoile un autre visage de Mumbai. Celui de la pauvreté, certes, mais aussi celui d’enfants qui rient à la vue d’un étranger et demandent de se faire prendre en photo, arborant de larges et francs sourires qui feraient presque oublier la vétusté de leurs habitations et la simplicité de leur niveau de vie. On pourrait s’attendre à ce qu’un bidonville de près d’un million d’habitants soit dangereux pour un voyageur de passage et pourtant je n’y ai rencontré aucune hostilité.
Après quelques jours à épouser la frénésie de Mumbai, je suis content de me diriger vers le sud du pays qui est censé être plus calme. J’ai le sentiment que le fait d’avoir pris l’avion a brisé la dynamique de mon périple. Désormais je ne peux plus dire : « je suis venu jusque chez toi à travers une dizaine de pays rien qu’avec mon pouce ! » Au vu des longues distances, de mon visa limité à deux mois et du faible coût des transports, je décide de faire un mélange de train, de bus et d’autostop pour l’Inde.
Le train de nuit m’emmène à Goa, le plus petit État du pays situé à 500 kilomètres au sud de Mumbai également sur la côte de la mer d’Arabie. Il est appréciable de profiter de la plage et d’une météo d’été en plein mois de décembre. Pas d’hiver pour moi cette année ! Je sympathise avec David, un Belge qui aime la photo et voyage lui aussi avec une guitare et nous décidons de faire un bout de chemin ensemble. Nous avons tous les deux eu notre dose du tourisme de masse qui pullule sur la côte et décidons d’aller explorer l’intérieur de l’État en autostop.
Lorsque nous commençons à arrêter des voitures quelque chose me semble inhabituel… Je réalise que je suis en train de tendre mon pouce gauche et non le droit comme à mon habitude car, héritage de l’ère coloniale oblige, les voitures roulent à gauche ! Il va sans dire que le stop ici ne fonctionne pas aussi bien qu’en Iran. Le concept est méconnu et mal-compris en Inde : pourquoi est-ce que deux supposés riches goras (personnes blanches) refuseraient de payer pour la course ? Sans parler du fait que la plupart des voitures vont seulement de village en village sur des routes de qualité parfois douteuse. Nous arrivons tout de même à avancer, mais je me rends vite compte qu’il faudrait bien six mois pour traverser tout le pays si je ne faisais que du stop.
Qu’importe, cela fonctionne pour faire le tour de Goa et dans un éloge à la lenteur, nous avançons de village en village, dormons dans un temple hindou puis dans une ferme de cocotiers, plus tard sur la plage, etc. La belle vie à 400 roupies (5€) par jour. La moitié sud du pays possédant un climat tropical, nous sommes ravis de faire l’expérience d’une faune et d’une flore exotiques. Les singes font partie du paysage et nous apprenons à nos dépends qu’ils peuvent se révéler malicieux dès qu’il s’agit de nourriture. Pendant que nous profitons d’une cascade dans le parc national de Mollem, toute une famille de singes se met à roder autour de nos sacs ayant senti l’odeur des bananes. Le plus imposant nous jette des regards agressifs et commence à se servir dans le sac de David sans qu’on puisse l’en empêcher au début. On parvient finalement à lui faire peur et il s’enfuit avec toutes les bananes mais au moins n’a pas touché aux appareils photo ou aux téléphones, chose apparemment commune dans la région.
Sur la côte de Goa, et d’ailleurs dans toutes les régions touristiques, la majorité des interactions avec les locaux survient lorsqu’ils essaient de nous vendre quelque chose. Il n’est pas très agréable d’être considéré pour sa seule qualité de porte-monnaie ambulant, surtout quand il n’est pas si rempli ! Peu de touristes s’aventurent dans les villages que nous explorons et les rencontres y sont franches et amicales.
Nous arrivons à Chandor le 23 décembre alors que le petit village de 700 habitants situé au beau milieu de la jungle se prépare pour Noël. Goa est une ancienne colonie portugaise et une importante minorité chrétienne y subsiste encore aujourd’hui. Nous passerons donc Noël sous les tropiques cette année ! Je suis curieux de voir comment la fête est célébrée à l’autre bout du monde. Nombre de maisons sont décorées avec des guirlandes lumineuses et les palmiers sont ornés d’étoiles et autres symboles. C’est en Inde que j’assiste à ma première messe de minuit. Le 25 au soir, les habitants nous invitent au repas de Noël du village. Un vrai festin s’offre à nous : riz, chappattis, buffet de currys de légumes, de crevettes, de poisson, de poulet, sans oublier les fruits et la bière à volonté. Une petite scène a été installée et des petits groupes de jeunes et moins jeunes y défilent pour danser, chanter et faire des sketchs. Nous ne comprenons rien au konkani, la langue locale, mais l’ambiance festive, l’entrain des acteurs et le rire des spectateurs suffisent à nous faire passer une soirée mémorable. Nous reprenons la route vers les plages de la côte sud de Goa qui sont réputées un peu plus calme que celles du nord pour passer les derniers jours de l’année avant de se séparer.
Je m’applique avec plaisir depuis le début du voyage à apprendre les bases de la langue du pays que je traverse, mais ce n’est pas chose aisée en Inde. D’abord en terme de motivation : autre héritage de la colonisation, l’usage de l’anglais est assez répandu. Ensuite à cause de l’extraordinaire diversité linguistique du pays. Si la langue la plus commune et utilisée par le gouvernement est l’hindi, la langue vernaculaire change d’un État à l’autre. Le pays au total compte 23 langues officielles qui utilisent en partie des alphabets différents, sans compter les dialectes et variations au sein même des différents États. Beaucoup d’Indiens maîtrisent l’hindi même s’il ne s’agit pas de leur langue maternelle mais ce n’est certainement pas le cas de tous. Il n’est ainsi pas rare d’entendre deux Indiens converser en anglais car provenant de régions différentes et ne parlant pas forcément l’hindi, ils ne disposent pas d’autre langue en commun. De quoi prêter à confusion. Je décide d’apprendre l’hindi qui sera utile surtout pour la deuxième partie du périple dans le nord du pays où il sert de lingua franca. Je constate avec surprise que l’hindi présente de nombreuses similarités d’ordre lexicales avec le farsi dont j’ai appris les rudiments en Iran. Pour compter de un à cinq : Yek, Doh, Seh, Tchahar, Penj en farsi devient Ek, Doh, Tin, Tchahar, Penj en hindi ; Dust (ami) devient Dost, etc. Il s’agit de deux langues indo-européennes qui puisent une part de leurs racines dans le sanskrit. Le farsi était d’autre part la langue administrative en Inde durant plusieurs siècles au temps de l’ère Moghol qui précéda l’arrivée des Britanniques.
Le 1er janvier, je prends le train pour Udupi dans l’État voisin du Karnataka. Je vais travailler dans une ferme pendant une dizaine de jours, l’occasion de limiter les dépenses et de me plonger dans la culture indienne en partageant le quotidien d’une famille locale. Ganesh et sa famille m’accueillent dans leur ferme du petit village de Padubelle. Je suis chargé de couper des mauvaises herbes avec une machette quelques heures par jour en échange du gîte et du couvert. Ce n’est pas le travail des plus épanouissants mais je suis content d’avoir une petite routine qui me permet de voir comment vivent les locaux dans un environnement rural. On mange en tailleurs sur le sol comme en Iran, mais ici pas de tapis, et pas de couverts non plus. J’apprends donc, non sans peine au début, à manger avec la main droite exclusivement, la main gauche étant considérée comme impure. Ma famille d’accueil est vegan à l’exception des produits laitiers. La presque totalité des repas est constituée de riz sous différentes formes et d’une sauce épicée aux légumes, et ce même à 7 heures du matin avant d’aller travailler ! Ganesh m’initie au yoga et à la méditation chaque matin pendant le lever du soleil sur le toit de la maison dans un cadre paradisiaque de rizières embrumées, de cocotiers et de chants d’oiseaux exotiques.
La culture indienne est riche en festivals. J’ai la chance que Ganesh et son père m’emmènent voir des célébrations locales. Nous assistons d’abord à un festival hindou à Udupi, la grande ville la plus proche. Le Paryaya Pura Pravesha a lieu tous les deux ans pour célébrer la nomination du nouveau Swami, une personnalité religieuse régionale. Le festival prend la forme d’un grand carnaval où un cortège de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants déguisés notamment en divinités hindoues, suivis de groupes de percussions et enfin du Swami sur un char défilent à travers l’artère principale de la ville.
Nous allons un autre jour dans un village voisin voir une compétition de course de buffles appelée Kambala. Une course s’effectue entre deux hommes qui tiennent chacun deux buffles et tentent de les faire avancer aussi vite que possible à travers une piste boueuse d’une centaine de mètres. Les courses s’enchaînent et il n’est pas rare qu’un participant peine à tenir le rythme de ses buffles, lâche prise à mi-chemin et s’étale dans la boue sous les éclats de rire des spectateurs.
Prochaine étape : Hampi à une journée de route au nord-est de Padubelle. Je fais une partie du trajet en stop puis me résous à prendre un bus. La route pendant les derniers 100 kilomètres est infernale. Nid de poule sur nid de poule, mon sac saute dans tous les sens et j’ai peur pour ma guitare… Nous arrivons enfin à destination après quatre heures interminables. Hampi est l’ancienne capitale du royaume Vijayanâgara, un des plus grands empires hindous qui atteignit son apogée au XVIème siècle. Son estimé demi-million d’habitants à l’époque faisait de la cité la deuxième ville la plus peuplée au monde derrière Pékin. Les centaines de temples qui y demeurent aujourd’hui entourés de collines et de rizières s’étendant à perte de vue lui valent une place au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Malheureusement je fais une intoxication alimentaire, probablement à cause de la street food mangée la veille, et passe les deux premiers jours cloué au lit. Il paraît qu’une expérience indienne n’est pas complète tant qu’on n’est pas passé par là, c’est donc chose faite, et je suis sûr que mon système immunitaire en ressort plus fort. L’ambiance à l’auberge de jeunesse où je loge pendant quelques jours est très sympa et nous sommes nombreux à avoir des instruments de musique. Sans doute les meilleurs jam sessions du voyage jusqu’à maintenant.
Il me reste maintenant moins d’un mois pour rejoindre le Népal avant que mon visa n’expire. Je décide de faire une percée vers le nord avec un train direct pour le Rajasthan. Le train met près de 35 heures à parcourir les 1500 kilomètres qui mènent à l’État limitrophe du Pakistan. Les trains indiens sont tous équipés de couchettes. Les deux nuits et la journée à bord passent donc assez vite et je ne me lasse pas de regarder la vue défiler depuis la fenêtre ou la porte ouverte entre les compartiments. Les palmiers et les cocotiers auxquels je m’étais habitué se font de plus en plus rares, le climat tropical humide laissant petit à petit place à une zone plus tempérée puis aride.
La beauté naturelle de l’Inde est indéniable. En revanche s’il y a bien une chose que j’ai trouvée horripilante pendant mon voyage, c’est la manière avec laquelle nombre d’autochtones traitent leur environnement. La négligence règne, les détritus jonchent le sol. On a terminé de boire son chai dans un gobelet en carton ? On le laisse tomber à ses pieds. On en a fini avec son sachet de paan (tabac à chiquer aromatisé ultra populaire dans le pays), pourquoi s’embêter avec la poubelle à cinq mètres de là quand on peut le balancer et poursuivre son chemin ? La scène la plus outrageante à laquelle j’assiste se déroule dans le train pour le Rajasthan. Alors que je me lave les dents entre deux compartiments, un employé du train passe par là et constate que le sac poubelle est plein à craquer. Il semble ne pas se poser trop de questions, le décroche, et le balance jovialement par la fenêtre… Je le regarde bouche-bée et ne peux m’empêcher de lui demander quelle est l’utilité d’installer une poubelle si c’est pour tout jeter dehors par la suite. Arborant un large sourire, il m’assure que quelqu’un s’occupera de ramasser. A voir les tas de déchets qui s’accumulent des deux côtés de la voie ferrée sur des centaines de kilomètres, il y a de quoi en douter.
Je commence ma découverte du Rajasthan par Mount Abu, petit village perché dans les montagnes, puis Udaipur, jolie ville aux nombreux lacs, Ranakpur et son magnifique temple hindou… La ville de Jodhpur où je fais du Couchsurfing pendant quelques jours me plaît particulièrement. Le climat aride dû à la proximité avec le désert de Thar, l’architecture et l’importante minorité musulmane me transportent à nouveau au Moyen-Orient. Les toits sont pleins de vie et des dizaines de cerfs-volants peuplent les cieux pendant le coucher de soleil. Une ballade à travers les étroites ruelles de la ville permet également de se rendre compte de la diversité culturelle et confessionnelle caractéristique du sous-continent indien. Les différentes communautés ne semblent cependant pas se mélanger et demeurent séparées géographiquement. Après avoir traversé le centre-ville majoritairement hindou et ses nombreux temples, je me retrouve au détour d’une ruelle soudainement dans le quartier musulman où les hommes portent le Topi, un petit chapeau blanc circulaire, des chèvres se baladent librement et l’appel à la prière résonne depuis le haut du minaret.
Le trajet en train vers Ajmer près de Pushkar ne dure que quatre ou cinq heures, j’achète donc un ticket en General sitting class, la classe inférieure sans siège attitré. Le voyage se fait sans encombre, la plupart des passagers peuvent s’asseoir et je ne me doute pas du chaos qui nous attend à l’arrivée à Ajmer. Alors que nous entrons en gare, une foule déchainée se lance à l’assaut du train avant même qu’il ne se soit arrêté. Les assaillants ne laissent pas les passagers descendre et se battent – littéralement – pour les précieux sièges : j’assiste à des échanges de claques. Certains adoptent différentes stratégies et en agrippent un depuis l’extérieur du train en passant leur bras par la fenêtre jusqu’à ce que leur ami aille y prendre place. Pour sortir, je n’ai pas le choix, il faut crier et pousser plus fort que les autres. Après quelques minutes des plus intenses, je parviens enfin à m’extirper de cette folle marée humaine. La démographie indienne engendre de nombreux défis de société. Ceux qui peuvent se le permettre réservent un billet dans une classe supérieure, mais la scène grotesque qui se déroule à la sortie du train à Ajmer représente le quotidien d’une importante partie de la population.
Pushkar est une petite ville tranquille où la vie s’organise autour d’un lac sacré de l’hindouisme. Je passe quelques jours dans une auberge très sympathique, feu de camp et musique au programme tous les soirs… Je resterais bien plus longtemps mais mon visa expire d’ici une dizaine de jours. Après une dernière escale au Rajasthan à Jaipur, je prends le train pour Varanasi dans l’Etat voisin de l’Uttar Pradesh. Il paraît que tous les trains à destination ou en provenance de Varanasi sont condamnés à ne jamais être à l’heure. Le mien ne fait pas exception à la règle et nous arrivons avec neuf heures de retard ! La notion de temps est ici beaucoup plus floue et personne ne semble s’en émouvoir outre mesure.
Je passe donc ma dernière semaine en Inde à Varanasi, aussi appelée Bénarès. Il s’agit de la ville sacrée de l’hindouisme par excellence où règne un mysticisme prononcé qui perdure malgré le développement de l’ère moderne et du tourisme. Bâtie le long du Gange dans le nord de l’Inde, la ville possède en effet une importante signification religieuse et attire chaque jour des centaines de pèlerins venus vénérer Shiva et pratiquer des rituels sur les Ghats, les marches en pierre qui mènent à la rivière. Dans l’hindouisme, le Gange est considéré comme une divinité et les fidèles s’y baignent dans l’espoir de se purifier de leurs péchés. Les hindous considèrent également la ville comme endroit propice pour terminer leur existence. De nombreux Indiens se rendent ainsi dans l’un des hospices de la ville lorsqu’ils sentent approcher la fin de leur vie. Des crémations sont effectuées en public chaque jour en continu au bord du Gange et les cendres sont ensuite dispersées dans le fleuve sacré. Le rapport à la mort est bien différent ici, la tristesse ne se fait pas ressentir lors des cérémonies : un décès est célébré au même titre qu’une naissance. Les corps entourés de tissus colorés sont amenés sur des brancards par de jeunes hommes chantant dans une atmosphère presque festive et il incombe au fils ainé du défunt d’allumer le bûcher à l’aide de la flamme sacrée qui brûle parait-il depuis des milliers d’années. Rendre son dernier soupire à Varanasi permet selon les croyances hindoues d’atteindre Moksha, la libération de l’âme du cycle des réincarnations.
Je quitte Varanasi vers la frontière avec le Népal à bord du Gorakhpur Express, train qui ne mérite guère son nom : nous mettons plus de 6 heures à parcourir 150 kilomètres… Comme pour de nombreuses choses en Inde, la patience est de mise, mais celui qui accepte les règles du jeu et se laisse porter par le courant est certain de faire une expérience aussi intense qu’inoubliable.