Ils arrivent à la lisière de la forêt !

 

 Immersion dans un village autochtone de Guyane en lutte contre l’implantation d’une centrale électrique en pleine Amazonie

 

2023

 

À travers la dense végétation tropicale, un premier rayon de soleil se fraie un passage. Puis deux, puis trois, il devient bientôt futile de les compter. On se retrouve rapidement à devoir plisser les yeux face à cet abrupt changement de luminosité.

 

 

À l’ombre succède la lumière, diront les optimistes.

 

Sauf qu’ici, en pleine Amazonie, l’obscurité est garantie par la vivacité de la forêt équatoriale, alors que l’éblouissante lumière jaillit sur les parcelles déboisées.

 

Ils arrivent à la lisière de la forêt !

 

Depuis 2019, au moindre bruit de machine, quad ou autre pelleteuse, quelques habitants du village Prospérité (Atopo W+p+ en langue Kali’na) se précipitent dans la forêt pour s’interposer et bloquer l’avancée des travaux. Moins de deux kilomètres séparent les habitations du site prévu pour la construction de la litigieuse centrale électrique de l’Ouest guyanais (CEOG), portée par l’entreprise bordelaise Hydrogène de France (HDF), où 16 hectares de forêt ont déjà été rasés.

 

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Infographie : © Louise Allain / Reporterre

 

140 hectares, dont 78 hectares de forêt à défricher, sont nécessaires à la mise en place d’une centrale électrique pionnière mêlant panneaux solaires et stockage de l’énergie grâce à l’hydrogène[1].

 

Un projet d’apparence séduisant, bas en carbone et qui intervient dans un contexte énergétique régional sous tension. L’Ouest guyanais est approvisionné par le barrage hydro-électrique de Petit-Saut situé à plus de deux cents kilomètres ainsi que par des groupes électrogènes très polluants fonctionnant au fioul[2]. La région, en plein boom démographique, est sujette à de fréquentes coupures électriques. La CEOG devrait permettre l’approvisionnement de plus de 10.000 foyers selon ses promoteurs[3].

 

140 petits hectares, une broutille face à l’immensité de l’Amazonie guyanaise ? Même s’ils abritent plusieurs espèces animales protégées ? L’essentiel de la Guyane est recouvert de forêt et il semble inévitable que certains projets engendrent un tant soit peu de déboisement, pourrait-on concéder.

 

Le cœur du problème est ailleurs.

 

Shanice, 16 ans, jeune habitante de Prospérité dans la forêt aux abords du village.

 

La parcelle attribuée à la CEOG par l’Office National des Forêts (ONF), l’État français en somme, se trouve au beau milieu de la zone de vie des deux cents habitants de Prospérité, Atopo W+p+ signifiant « village des collines » en Kali’na. La majorité des villageois appartiennent à cette communauté autochtone, l’un des six peuples amérindiens de Guyane. Dans la lignée de leurs ancêtres jadis nomades, ils s’adonnent à la chasse et à la pêche de subsistance ainsi qu’à l’agriculture sur brûlis et la production d’aliments dérivés du manioc. Des pratiques centrées sur l’alimentation mais qui favorisent également le bien-être physique des habitants, renforcent le tissu social de la communauté et la transmission intergénérationnelle. Les jeunes se dépensent en allant chasser et pêcher en forêt plutôt que de sombrer devant les écrans, les femmes se retrouvent lors de moments propices à la complicité pour aller cultiver le manioc, les habitants font du troc avec les différentes victuailles et organisent un petit marché hebdomadaire, etc. L’implantation de la centrale menacerait directement ces activités constitutives de l’identité culturelle Kali’na. Et pourtant cette dernière se trouve déjà menacée, au même titre que celles des autres nations autochtones de Guyane, par des siècles de colonisation et d’évangélisation forcée[4], et plus récemment par l’avènement de la modernité et de la mondialisation. Le coup de grâce pour une culture à genou qui peine à se relever.

 

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Cette zone est en outre revendiquée par les habitants depuis une trentaine d’années. Le village a été établi à une quinzaine de kilomètres de Saint-Laurent-du-Maroni en 1986 par quelques réfugiés fuyant la guerre civile qui faisait alors rage au Suriname, pays voisin de la Guyane française. Les Kali’na vivent de part et d’autre de la frontière matérialisée par le fleuve Maroni, mais aussi au Guyana, au Venezuela et dans une moindre mesure au Brésil[5]. La répartition géographique des populations autochtones d’Amérique du sud et d’ailleurs ne correspond souvent pas aux tracés des frontières héritées de la colonisation. En Guyane, l’essentiel du foncier demeure la propriété de l’État français et c’est à lui qu’il incombe d’en accorder l’usage. Dans une démarche de conciliation tardive, le Préfet de la région Thierry Queffelec concède en 2021 une « zone de droits d’usage collectifs » (ZDUC) aux habitants du village, tout en excluant les 140 hectares qui restent acquis à la CEOG[6]. Les villageois et leur chef coutumier, le Yopoto Roland Sjabere, ne cessent cependant de le répéter : s’ils ne sont pas contre le projet en tant que tel, ils militeront sans relâche pour son déplacement.

 

Christophe Yanuwana Pierre, cofondateur du mouvement Jeunesse autochtone de Guyane et figure de proue de la lutte contre la CEOG, raconte la surprise qui fût la sienne lors de sa première visite à Prospérité. « Les enfants parlent encore leur langue maternelle, le Kali’na ! ». Dans les autres villages Kali’na de la région, le français a d’ores et déjà pris le dessus. Que reste-t-il d’une culture si on lui ôte sa langue ? De nombreuses forces sont ici à l’œuvre, mais on notera que Prospérité se démarque par un relatif éloignement des centres urbains, et son corolaire en Guyane, par la proximité avec la forêt. Le réseau téléphonique n’est opérationnel qu’à l’entrée du village près de la route, l’accès à internet est tout récent et la première école a été créée seulement il y a quelques années. Un isolement prolongé qui semble avoir contribué à préserver certains aspects de la culture locale. Dans les villages amérindiens intégrés aux villes et coupés de la forêt, le recul de la langue maternelle s’accompagne d’un abandon progressif des pratiques traditionnelles de chasse, de pêche et d’agriculture forestière. Étendards insidieux d’un stade avancé de l’acculturation: les allocs, la téloche et le Super U. Les fléaux qui accablent dès lors les populations autochtones sont légion d’après Christophe Yanuwana Pierre : fort taux de suicide chez les jeunes, alcoolisme et autres addictions, recrudescence de trafics en tout genre, etc. Autant de symptômes de ces communautés progressivement contraintes d’abandonner leurs traditions et qui peinent dans le même temps à s’intégrer aux rouages de la société dominante, comme coincées entre deux mondes.

 

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Le caractère hautement problématique de l’histoire de la CEOG est cristallisé par l’absence d’une véritable consultation des populations locales. « C’est peut-être bien là que le bât blesse au premier chef », résume Philippe Lambolley, militant écologiste et soutien de la première heure du combat contre la centrale électrique. L’étude d’impact menée en 2018, dont le périmètre légal se limitait à un kilomètre autour du site de construction, n’a pas pris en compte le village[7]. Les promoteurs se targuent d’avoir malgré tout pris le soin de communiquer avec le chef Roland Sjabere et le Grand conseil coutumier, instance consultative des populations amérindiennes et Bushinengé de Guyane. Toujours est-il qu’un consensus émerge rapidement en défaveur de l’emplacement du projet que les habitants jugent trop proche. Une « réunion de consultation » organisée en septembre 2019 marque un tournant dans le dialogue entre les promoteurs et les villageois. Alors que ces derniers réaffirment une nouvelle fois leur réticence face au site visé par l’industriel, « Damien Havard, président de HDF, tombe le masque et avoue qu’il s’agit d’une réunion d’information et non de consultation », raconte Benoît, métropolitain habitant du village depuis onze ans, présent lors de la réunion. La CEOG se fera ici, peu importe ce qu’en disent les riverains, en d’autres termes. Pourquoi tant d’obstination ? Le lieu présente des avantages logistiques et permettrait notamment un raccord sans encombre au réseau EDF pour y injecter l’énergie produite, d’après Henry Hausermann, le directeur de la CEOG[8]. S’ensuivent maintes propositions de compensations financières et diverses pressions sur le chef coutumier. Les promoteurs iront jusqu’à l’importuner dans l’hôpital de métropole où il accompagne sa fille qui doit suivre un traitement médical pendant plusieurs mois. Du lobbying est exercé en parallèle sur les autres chefs coutumiers de la région afin qu’ils « fassent entendre raison » à Roland Sjabere, se remémore Benoît, créant ainsi tensions et discordes au sein des communautés amérindiennes de l’Ouest à un moment où l’unité serait plus cruciale que jamais.

 

Roland Sjabere, le « Yopoto » (chef coutumier en langue Kali’na) du village Prospérité.

 

En juillet 2021, le chef Sjabere signe finalement avec le président de la CEOG un « Engagement mutuel en vue d’une convention de partenariat »[9], préaccord ouvrant la voie à un dialogue sur l’élaboration du projet mais n’entérinant pas de manière irrévocable l’emplacement de celui-ci. Le Yopoto revient sur sa signature peu après, respectant le délai de rétractation de trois mois prévu par le texte. Ce fameux document est pourtant utilisé depuis la signature initiale par les partisans de la CEOG comme caution de l’adhésion inconditionnelle du village au projet, leur donnant blanc-seing pour sa prompte mise en œuvre. « On nous dit que le chef a donné son accord : c’est juste un mensonge de plus ! », s’indigne Philippe Lambolley. Se perpétue de façon déguisée la doctrine de la terra nullius, locution latine signifiant « territoire sans maître » ou « terre n’appartenant à personne » et qui servit de justification morale à l’asservissement des peuples dits « primitifs » et l’exploitation de leurs ressources naturelles pendant l’ère coloniale.

 

 

Si les élus locaux sont presque unanimement en faveur de la CEOG, le village trouve des soutiens croissants parmi la société civile depuis l’arrestation du chef Sjabere à son domicile à l’aube du 24 octobre 2022 par une quinzaine de fourgons de la gendarmerie. Une intervention contre l’autorité coutumière perçue avec énormément de violence par les villageois et les autres communautés autochtones de la région. Le mois de mars 2023 connaît une journée de mobilisation explosive qui se solde par l’interpellation de cinq manifestants dont plusieurs attendent encore de comparaître devant le juge[10]. Depuis lors, les opérations de déforestation semblent être suspendues mais les villageois restent sur le qui-vive, prêts à courir sur le site au moindre signal. Ces derniers, qui menaient une existence tranquille jusqu’à l’arrivée du projet de centrale, racontent « ne plus vivre comme avant » et se trouver dans un état permanent de stress et de pression psychologique. « Les plus jeunes ont été traumatisés par l’interpellation brutale du Yopoto et par les drones de la gendarmerie qui survolent parfois le village », précise Angèle, habitante de Prospérité et mère de trois enfants. L’absentéisme chez les collégiens et les lycéens bat des records : que choisir entre aller à l’école et se mobiliser pour cette forêt qui a vu naître et a toujours nourri ses ancêtres ? Sur une note plus positive, Benoît constate que ces quelques années de lutte auront fait office d’éducation citoyenne dans le village en favorisant le débat parmi les habitants ainsi que leur politisation.

 

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Lorsque je passe un mois à Prospérité entre mi-avril et mi-mai 2023, la lutte se trouve dans une phase de calme après la tempête. Sans doute avant la suivante. Presque chaque jour, un petit groupe de jeunes se rend sur le site pour marquer une présence et rappeler à la CEOG que leur détermination n’est pas prête de fléchir. Allumer un feu de camp, planter quelques piments, pousser un tronc d’arbre sur la piste pour bloquer un éventuel retour des travailleurs de la centrale… De temps à autre, un quad de la gendarmerie approche pour compter les dissidents et évaluer si une reprise des travaux est envisageable. Une guerre de position s’installe, et le rapport de force a tout d’un combat entre David et Goliath. Quelles sont les perspectives de quelques adolescents face à la dizaine de gendarmes lourdement équipés qui protège chaque machine ? Force est de constater que les villageois sont malgré tout déjà parvenus à faire perdre deux ans à l’échéancier de la CEOG, de quoi mettre à rude épreuve la patience des investisseurs. Les 170 millions d’euros du fonds d’investissement qui alimente le projet proviennent à 10% d’HDF, à 30% de la Société anonyme de la raffinerie des Antilles (SARA) et à 60% de Meridiam[11], société dirigée par le Martiniquais Thierry Déau, proche d’Emmanuel Macron qui a notamment soulevé des fonds pour la campagne de ce dernier en 2017 et l’a depuis accompagné lors de voyages présidentiels en Afrique[12].

 

Nombreux sont les jeunes militants qui clament être prêts à aller « jusqu’au bout ». « Je vais dire que je peux mourir pour cette terre, car c’est une bonne cause de défendre notre forêt. Je suis légitime. Nous sommes légitimes », affirme Mélissa, habitante de 22 ans en service civique à l’association du village et toujours en première ligne lors des manifestations.

 

La bataille se déroule dans la boue mais également sur le terrain du droit. Les habitants et leurs soutiens ont lancé plusieurs démarches en justice en vue de suspendre les travaux faute de pouvoir les bloquer définitivement. Signe de la faible reconnaissance des droits des peuples autochtones en France, les leviers juridiques les plus prometteurs s’appuient à l’heure actuelle non sur les droits humains mais sur quelques espèces animales protégées telles que l’opossum aquatique. Le premier article de la Constitution[13] affirme le caractère unique et indivisible de la société française et nie ainsi les spécificités des communautés minoritaires telles que les Amérindiens de Guyane. La France n’est en outre pas signataire de la Convention n°169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 1989[14], seul instrument juridique international contraignant en matière de protection des droits des populations autochtones.

 

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Au-delà du bien-être des seuls habitants de Prospérité se dessine une lutte dont l’issue résonnera dans toute la Guyane et peut-être ailleurs. Un passage en force de la CEOG soutenu par l’État et son bras armé se solderait par des épisodes de violence inutile et deviendrait l’énième symbole d’une logique prédatrice de développement qui ignore les complexités sociales du terrain. Au contraire, dans le sillage de la victoire contre le projet minier « Montagne d’or » en 2019[15], un déplacement de la centrale enverrait un signal fort sur l’urgence absolue de revoir les processus de consultation préalables à la mise en œuvre de projets énergétiques, industriels et miniers qui nuisent trop souvent aux peuples autochtones historiquement opprimés sur leurs terres ancestrales. S’il est essentiel de se tourner vers les énergies renouvelables dans le contexte des changements climatiques, la transition ne peut s’effectuer au prix d’un sacrifice des populations les plus vulnérables qui ont d’ailleurs peu contribué à ces dérèglements.

 

On distingue à nouveau des bruits de machines au loin. Alors les jeunes défenseurs de la forêt s’élancent dans les bois, animés d’une détermination indéfectible et d’une foi inébranlable dans la justesse de leur combat.

 

Ils arrivent à la lisière de la forêt… Cette forêt qui de lisière ne devrait connaître.

 

Yann Lenzen

Photographe et journaliste indépendant

 

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Sources

[1] https://www.ceog.fr/le-projet

[2] En Amazonie française, une zad contre une mégacentrale électrique (reporterre.net)

[3] https://www.ceog.fr/le-projet

[4] https://www.monde-diplomatique.fr/2023/01/FAUJOUR/65459 ; https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/11/12/allons-enfants-de-la-guyane-d-helene-ferrarini-les-primitifs-de-la-republique_6149569_3260.html

[5] https://gifex.com/fr/fichier/repartition-geographique-des-kalina/ ; https://www.populationsdeguyane.fr/peuples/kalina/

[6] https://www.senat.fr/questions/base/2022/qSEQ221204468.html

[7] En Guyane, la centrale électrique « verte » face à la colère de ses voisins amérindiens (lemonde.fr)

[8] https://www.facebook.com/radiopeyi/videos/3238965126413398/

[9] https://www.guyaweb.com/assets/engagement-16Jui2021-version-VillageSigne1.pdf

[10] En Guyane, la lutte s’amplifie contre l’emplacement d’un projet de centrale électrique | Mediapart

[11] https://meridiam.com/wp-content/uploads/2021/10/CEOG-septembre-2021_version-final-FR.pdf

[12] https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/05/10/veolia-suez-thierry-deau-l-autre-gagnant-de-la-bataille-de-l-eau_6079718_4500055.html

[13] https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur

[14] https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C169

[15] https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/l-executif-francais-rejette-le-projet-montagne-d-or-guyane_133917

2 Comments

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Philippe VOIRONreply
28 juillet 2023 at 0 h 11 min

Bravo pour cette article bien renseigné et très intéressant.
Il est de notre devoir de protéger notre forêt primaire et ses habitants de puis toujours…

Yann Lenzenreply
29 juillet 2023 at 18 h 55 min
– In reply to: Philippe VOIRON

Merci beaucoup pour votre retour!

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